Résumé Antigone

Tragédie écrite par Jean Anouilh, créée en 1944.

Dans
la ville de Thèbes, après la mort d'Oedipe, ses deux fils, Polynice et
Étéocle, décidèrent de régner chacun un an. Mais Étéocle, au terme de la
première année, refusa de quitter le trône. Après une guerre terrible
où ils se sont entretués, Créon, leur oncle, prit le pouvoir, ordonna
des funérailles somptueuses pour Étéocle, mort en défendant sa patrie,
tandis qu'à l'égard du traître Polynice, à titre d'exemple, il promulgua
que «Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera
impitoyablement puni de mort» et décrétaqueson corps, laissé sans
sépulture, devait pourrir sur le sol, ce qui, pour les Grecs, était la
sanction la plus terrible. La « petite Antigone », leur soeur, rompt
avec son fiancé, Hémon, le fils de Créon, sans lui dire pourquoi et,
malgré les conseils de sa soeur, Ismène, passant outre cet ordre, rend
au défunt les honneurs funèbres en le recouvrant, avec sa pelle
d'enfant, d'un peu de terre. Elle est arrêtée par trois gardes qui la
mènent à Créon. Celui-ci préfèrerait ne pas punir sa nièce et la fiancée
de son fils. Comme personne d'autre ne l'a vue, il lui suffirait de
faire disparaître les gardes. Mais Antigone s'obstine : si Créon la
libère, son premier soin sera de retourner enterrer son frère. Créon
tente alors de lui expliquer que son refus de sépulture à Polynice est
avant tout un acte politique et qu'en choisissant de prendre en main
l'État ébranlé par le règne d'Oedipe, il a choisi de « dire oui »,
c'est-à-dire d'assumer les mille besognes de « la cuisine » politique
pour « rendre le monde un peu moins absurde ». Il lui prouve par dix
arguments la sottise de son acte, lui révélant que Polynice n'était qu'«
un fils de famille », « un petit fêtard imbécile», une ignoble crapule
qui avait même frappé son père, Oedipe, et voulait le faire assassiner,
et qu'Étéocle ne valait guère mieux : « Ils se sont égorgés comme deux
petits voyous pour un règlement de comptes. » Il n'accorda les honneurs
nationaux à la dépouille d'Étéocle que pour des raisons de gouvernement ;
saurait-on dire, d'ailleurs, quelle est la dépouille d'Étéocle? Créon
s'est borné à faire ramasser « le moins abîmé ». Antigone n'ignore rien
de cela, mais elle ne cède pas. Elle accomplit ce qu'elle doit et veut
accomplir. Devant Créon qui lui jette : « Essaie de comprendre une
minute, petite idiote ! » elle secoue la tête, insensible aux paroles
étrangères à sa propre vérité : « Je ne veux pas comprendre. Moi, je
suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire
non et pour mourir. » Cependant, Antigone, ébranlée, renoncerait alors.
Mais Créon commet l'erreur de lui dire qu'elle doit être heureuse avec
Hémon et consentir à la vie qui n'est en fin de compte que le bonheur.
Or elle ne veut ni être heureuse ni même vivre. Créon doit donc la
condamner à être enterrée vivante. Mais elle se pend dans le tombeau.
Son fiancé se donne la mort à ses côtés. Eurydice, la reine, se tranche
la gorge de désespoir.

Analyse
Intérêt de l'action

Classification
: C'est une «pièce noire». Anouilh, pour développer jusqu'à leurs
derniers aboutissements les conséquences de son attitude devant la vie,
ne pouvait rester sur le plan du quotidien. Il lui fallait
l'exceptionnel de la légende antique. Il a confié : « L'''Antigone'' de
Sophocle, lue et relue et que je connaissais par coeur depuis toujours, a
été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites
affiches rouges. Je l'ai ré-écrite à ma façon, avec la résonance de la
tragédie que nous étions alors en train de vivre. ''Oedipe roi'', relu
il y a quelque temps par hasard comme tous les classiques, quand je
passe devant mes rayons de livres et que j'en cueille un, m'a ébloui une
fois de plus - moi qui n'ai jamais pu lire un roman policier jusqu'au
bout. Ce qui était beau du temps des Grecs et qui est beau encore, c'est
de connaître d'avance le dénouement. C'est ça le vrai "suspense"... Et
je me suis glissé dans la tragédie de Sophocle comme un voleur - mais un
voleur scrupuleux et amoureux de son butin. »


Originalité
et inventivité : ''Antigone'' est la pièce d'Anouilh où il s'est le plus
astreint à suivre un texte antique, mais il a pris de nombreuses
libertés avec le texte de Sophocle.

Antigone est bien censée
être une héroïne tragique, qui affirme bien qu'elle est la fille
d'Oedipe : « Je suis la fille d'Oedipe, je suis Antigone. Je ne me
sauverai pas. » Et les autres personnages reconnaissent aussi cette
généalogie ; Créon retrouve en elle l'orgueil d'Oedipe. Évoquer ces
origines, c'est insister sur le fait qu'elle est la «victime choisie par
le destin», qu'elle est soumise à la fatalité, qu'elle est engagée dans
une voie toute tracée et qui la dépasse. Mais sa lutte ne cessera pas,
dût-elle en mourir. Malgré les avis d'Ismène, elle ensevelit Polynice,
bravant ainsi Créon qui ordonne son supplice. Et le couple Antigone /
Hémon est bien un couple tragique.

Toutefois, de profondes
différences apparaissent dans les sentiments et les mobiles des
personnages. Anouilh a procédé à une désacralisation. Alors qu'Antigone,
chez Sophocle, obéit à deux impératifs d'ailleurs associés, le devoir
fraternel et la piété à l'égard des dieux (son geste n'étant donc pas un
crime, mais une belle action : elle est «saintement criminelle»), chez
lui, toute référence aux dieux est absente ; Tirésias a disparu ; la
grande tirade d'Antigone où elle opposait aux lois humaines écrites les
lois divines non écrites est supprimée. Si elle est rebelle comme
l'autre Antigone, sa révolte ne s'inscrit pas dans un contexte divin,
mais bien face aux attitudes des êtres humains (le conflit étant bien
aussi du masculin et du féminin). Anouilh eut plutôt la conception d'un
destin qui pousse la société à se faire obéir («Lui, il doit nous faire
mourir»). Il a humanisé la grande Antigone sophocléenne. Et elle est
aussi une jeune amoureuse, la fiancée d'Hémon. À ses derniers instants,
Antigone, en présence du garde, en exprimant ses désillusions, se montre
plus humaine, fait ressortir la dimension psychologique qui est plus
importante dans la version moderne du mythe, fait apparaître une autre
forme du tragique : l'erreur sur soi-même. Un coup de théâtre donne une
autre version de cette problématique de la mort : l'identité de Polynice
est remise en cause par Créon, et par là sont contestés les rituels
funéraires si importants dans la version originelle du mythe.

Anouilh
a créé la nourrice (personnage qui s'apparente aux suivantes de
comédie), Ismène, Hémon, Eurydice et Créon (brutal, orgueilleux et
entêté chez Sophocle, il n'a plus de violence et de mauvaise foi, il est
plutôt sceptique et amer).

Il a aussi traduit ses grandes préoccupations de l'époque.

En
outre, jouant (après Giraudoux) avec les anachronismes, Anouilh a
choisi des costumes du XXe siècle : Créon est en habit, les gardes en
gabardine.

L'action, d'une intense sobriété, est lancée par la
promulgation de Créon : le ressort est bandé. Puis, étroitement menée
par le destin, elle court implacablement à son terme fatal. Dans cette
tragédie de l'absolu, Antigone n'est pas contrainte au refus de la vie
et du bonheur par un passé enchaînant. Rien ne motive son acte. Elle dit
non à la vie simplement par vocation, par goût intime de la mort. La
fatalité, jusqu'alors, conduisait dans les pièces d'Anouilh le ballet
tragique de la vie. Antigone est à elle-même sa propre fatalité. Elle
refuse de pactiser avec la vie, au nom d'une pureté dont l'unique
royaume est celui de l'enfance : c'est, dans sa dimension métaphysique,
le pessimisme étendu à toute la condition humaine.

C'est donc une
tragédie, comme le Choeur définit la pièce en l'opposant au drame qu'il
préfère, étant le porte-parole de l'auteur : la tragédie impose un
mécanisme inexorable qui empêche l'espoir ; le drame est réaliste, mêle
les tons ; entre les deux, il y a différence de sujets, différence de
niveaux sociaux, d'où différence de langues. Du fait de cette
préférence, Anouilh a ramené "Antigone" au niveau du drame, car,
comparée aux tragédies anciennes, et spécialement à celle de Sophocle,
il apparaît nettement que c'en n'est pas une.

Déroulement :
Anouilh nous présente une pièce structurée comme celle de Sophocle
(importance du prologue, corps et dénouement similaires).

Dans le
prologue, les personnages sont présentés par le Chœur alors qu'ils sont
figés : ils ne jouent qu'ensuite, on a donc théâtre (l'action
d'Antigone, Créon, etc) dans le théâtre (le Chœur qui l'enchâsse au
début et à la fin) ; on peut y voir du pirandellisme par l'affirmation
que le théâtre est une illusion, un artifice ; les indications du
Choeur, pourtant pas assez explicites, suppriment le suspense.

1.
L'exposition : Le rideau s'ouvre au petit matin sur la ville de Thèbes,
juste après la proclamation du décret de Créon. La pièce commence par
une scène entre Antigone et sa nourrice, s'ouvre sur une magnifique
évocation de l'aube. La nourrice, femme simple, terre-à-terre, un peu
bougonne, est un personnage de comédie qui répond à une volonté de
bonhomie, mais attise la curiosité du spectateur (le quiproquo sur le
rendez-vous), scène ajoutée par Anouilh alors que Sophocle commence par
la scène avec Ismène, scène qui est marquée par la tendresse et, en même
temps, la rivalité entre les deux sœurs ; Ismène est au courant du
terrible projet et tente de raisonner sa soeur ; pourtant, l'attente de
la révélation de ce qu'a fait Antigone subsiste.

Lors de la
deuxième scène avec la nourrice, la tendresse de celle-ci éveille
l'angoisse d'Antigone. Il lui reste à formuler les paroles les plus
douloureuses à l'égard de son fiancé, Hémon. Alors que, chez Sophocle,
elle n'avoue pas son amour pour lui, ici elle se montre amoureuse et
même comme aspirant à la maternité. Il a promis de se retirer sans un
mot dès qu'elle aurait fini de parler ; or, au cours de la scène,
l'héroïne antique prend le pas sur la jeune fille affectueuse et
sensuelle, et il l'entend avec stupeur affirmer que «jamais, jamais,
elle ne pourra l'épouser». À la fin, à l'héroïne la jeune fille apparaît
comme une étrangère à laquelle elle s'adresse avec dureté : «Voilà.
C'est fini pour Hémon, Antigone». Le bref dialogue entre Antigone et
Ismène qui suit présente un intérêt dramatique (puisqu'il apporte la
révélation du geste d'Antigone qui, n'écoutant que sa voix intérieure, a
déjà bravé l'ordre du roi et se propose même de retourner sur les lieux
interdits pour terminer sa tâche) et un intérêt psychologique (par la
mise en valeur de la tendresse d'Ismène).

Créon apprend, de la
bouche d'un garde, que quelqu'un est allé sur la fosse. Anouilh suivit
ici Ie modèle grec mais donna au garde une stupidité grossière et une
veule médiocrité, et à Créon de l'amertume.

Le commentaire du
Choeur porte sur l'art dramatique (l'opposition entre la fatalité à
laquelle est soumise la tragédie et l'espoir qui anime le drame) ; en
fait, il porte sur Antigone.

2. Le noeud : La scène entre
Antigone et le garde met en relief la jeunesse et la fierté de l'une
contre la grossièreté et la stupidité de l'autre. Peu de temps après,
elle, qui est retournée en plein jour sur la fosse, entre, escortée. La
scène entre Antigone et Ismène est la reprise de la scène du prologue de
la pièce de Sophocle. Créon, stupéfait, tente dans un premier temps
d'étouffer l'affaire. Mais Antigone ne l'entend pas de cette oreille :
persuadée d'accomplir son devoir, elle affirme qu'elle recommencera.
Recourant à un autre type d'argument, Créon tente de lui faire peur,
puis essaie de calmer l'orgueilleuse en lui disant que ces rites sont
absurdes, qu'ils ne signifient rien, qu'elle se déshonore en se mêlant
aux sordides histoires de ses frères. Il insiste sur la jeunesse («la
petite pelle de Polynice» à laquelle Antigone est fidèle et avec
laquelle elle a recouvert son corps). Voilà qu'elle s'anime au souvenir
de l'intérêt fugitif que Polynice lui aurait montré. Mais, en lui
racontant l'enfance des jeunes gens pour en venir progressivement aux
événements récents qui sont encore inconnus de leur soeur, il l'atteint
dans son amour (Polynice n'était pas du tout un simple prétexte, comme
le dit Créon). Mais, en fait, c'est pour elle-même que la jeune fille a
décidé de mourir, au nom de sa propre liberté.

Créon lui
explique alors les rouages du gouvernement : l'acte de laisser pourrir
un cadavre au soleil lui répugne, mais il faut un coupable, à la face de
tous, pour que l'ordre soit rétabli. Il va même plus loin et révèle à
la jeune fille une vérité bien laide : les corps des deux frères, aussi
traîtres l'un que l'autre, étaient méconnaissables. Le moins abîmé a été
choisi pour recevoir les honneurs. À une Antigone enfin ébranlée,
apparemment vaincue, qui accepte de rentrer dans sa chambre,
c'est-à-dire de renoncer à son entreprise (ses deux « ouis »), Créon
montre l'absurdité de son attitude qui consiste à refuser la vie et
dépeint son avenir : une vie tranquille, au côté d'Hémon. La tension
dramatique entre les deux personnages a alors progressivement décru.
Mais Créon, dans son soulagement d'avoir réussi à la convaincre, en dit
alors trop, évoque ce qu'il y a de plus agaçant pour une adolescente :
le rappel que son aîné a été jeune, lui aussi, et lâche imprudemment le
mot «bonheur», qui donne à Antigone l'occasion de se remonter, de
redonner à la scène toute la tension qu'elle avait perdue. Elle ne veut
pas de ce bonheur égoïste et mensonger, fait d'habitudes, de compromis,
de tiédeur, de médiocrité et d'usure. Elle hurle, comme une furie.
Insulté, à bout de nerfs, Créon, vaincu, appelle ses gardes. Le sort en
est jeté : Antigone a cherché la mort, elle l'aura. Leurs conceptions
sont si opposées que ne pouvait s'établir qu'un dialogue de sourds. Dans
cette scène, Anouilh est très proche de Sophocle mais néglige les
références religieuses (ce qui rend absurde le geste d'Antigone), montre
des gardes stupides tandis que Créon est calme et doux.

Arrive
Ismème qui veut se joindre à Antigone qui la repousse avec orgueil, tout
en se réjouissant de l'effet d'entraînement qu'elle provoque.

Créon et le choeur expriment la conviction de la fatalité des événements, du déterminisme auquel est soumise Antigone.

3.
Le dénouement : La scène entre Créon et Hémon montre que celui-ci n'est
plus le noble et vigoureux personnage antique, mais un fils qui
regrette la forte impression que lui faisait son père dans son enfance
et qui devrait en arriver, pour mûrir, à «la mort du père», qui appelle
au secours.

En attendant le supplice, Antigone essaie timidement
de lier conversation avec le garde et de trouver quelque soutien dans
une sympathie humaine. Elle révèle sa faiblesse : elle est redevenue une
tendre jeune fille comme chez Sophocle ; mais, ici, elle est
désespérée, en proie à la solitude angoissante qui précède la mort
désormais fatale, la mort solitaire, sans consolation religieuse.
Cependant, le garde reste indifférent au drame d'Antigone et,
comiquement, ne peut s'élever au-dessus de ses soucis personnels, des
rivalités de solde et d'avancement. Et Antigone se sent encore plus
seule. À la scène, le rire « grinçant » que provoque ce décalage vient
accroître l'angoise tragique. Des moments comiques surviennent quand le
garde reste braqué sur ses problèmes militaires, quand il écrit la
lettre qu'Antigone lui dicte et qui est le désaveu de toute son action.

Un
messager, dont les paroles désacralisent aussi le mythe, vient annoncer
qu'elle s'est pendue dans sa tombe. Hémon, après avoir craché au visage
de son père, s'est tué de son épée. Eurydice s'est suicidée en
apprenant la mort de son fils.

Créon, en présence du page, loin
d'être écrasé, réagit avec le courage tranquille et sans illusions qui
fait de lui le grand vainqueur de la pièce. Il s'apprête à reprendre son
lourd travail. Sans la moindre contestation possible, le dernier mot
Iui demeure. D'ailleurs, chez Anouilh, il n'est même pas atrocement
seul, comme dans les autres versions : il est accompagné du page, le
taquine gentiment et sort en s'appuyant sur son épaule ; ce contact avec
l'enfance suggérant inévitablement un retour plus ample dans la vie.

Le Chœur constate l'absurdité de I'histoire et de l'indifférence d'une masse aveugle.

''Antigone'' est peut-être la plus réussie des adaptations contemporaines de thèmes antiques.
Intérêt littéraire

Anouilh,
dans "Antigone", introduisit une modernité qui fait que, loin des vers
du grand poète grec, son langage est une prose simple, familière,
accessible. Il a traduit de Sophocle des expressions ou des tours de
phrases particulièrement énergiques, mais il y a mêlé d'autres tons.

Le
style est familier lorsqu'Antigone est appelée « la petite maigre »,
lorsque la nourrice la gronde, que Jocaste est appelée «madame Jocaste» ;
lorsque les gardes font leurs plaisanteries vulgaires ou grossières ;
lorsqu'Antigone veut montrer son mépris à Créon (elle le tutoie, le
traite de «cuisinier» parce qu'il lui a parlé auparavant de «la cuisine»
de la politique. On trouve encore ces constructions populaires : «un
garçon que tu ne peux pas dire à ta famille» - « il n'y a rien à faire »
- « voilà » - « il a été trouvé Antigone ».

Le style est brutaI,
plein d'ironie, de sarcasme, lorsque Créon veut mettre sa nièce en face
de Ia réalité et la faire renoncer à l'image idéalisée qu'elle s'est
bâtie de ses frères.

Le style est pressant, haletant, passionné, dans le dialogue entre Créon et Antigone.

Le
style est poétique (Anouilh ayant manifesté la volonté d'«une langue
poétique et artificielle qui demeure plus vraie que la conversation
sténographiée») lorsqu'Antigone se blottit contre sa nourrice, qu'on
entend «Ies mille insectes du silence qui rongent quelque chose, quelque
part dans la nuit», qu'elle évoque «le jardin qui ne pense pas encore
aux hommes», qu'ellerêve à sa solitude secrète et irréalisable et à un
univers sans les êtres humains, qu'elle se lamente sur son supplice.
Mais le style est poétique aussi chez Créon : «Quel breuvage, les mots
qui vous condamnent. Et comme on les boit goulûment», dans sa métaphore
suivie de «la barque à mener», dans sa comparaison : «la vie, c'est une
eau».
Ce mélange des tons, rendant la tragédie familière et même bouffonne, concourt à la ramener au niveau du drame.
Intérêt documentaire

L'influence
de Giraudoux étant, à ce point de vue, flagrante, Anouilh, au moyen des
didascalies et du dialogue, ancra ses personnages antiques dans un
univers quotidien.

Il y a peu d'éléments antiques, peu de
couleur locale. La Grèce évoquée en filigrane à travers telle ou telle
réplique n'est pas très fidèle, qu'il s'agisse de !a mentalité de ses
habitants ou des figures des personnages. Comme le dit Antigone dans une
des premières répliques, c'est une Grèce de «carte postale» ! Dans les
mœurs évoquées, sont anciens la condamnation de Polynice à «errer
éternellement sans sépulture», les tortures évoquées par Créon («Si
j'étais une bonne brute ordinaire de tyran, il y aurait longtemps qu'on
t'aurait arraché la langue, tiré les membres aux tenailles, ou jetée
dans un trou.», l'ordre dans lequel elles sont mentionnées n'étant pas
indifférent : elles visent à empêcher de communiquer par la parole,
d'agir avec le corps, puis d'être « jetée dans un trou », alors qu'il
refuse d'enterrer Polynice), les rites funéraires (qui sont ridiculisés
par Créon). En fait, Anouilh ne s'intéressa ni à l'Histoire ni à la
géographie, ni à l'anthropologie, mais à d'obsédantes images de la
condition humaine qui est éternelle, d'où des anachronismes.

Les
costumes qu'il a voulus ne sont pas anciens, mais neutres et
intemporels. Quand le Chœur les présente, les attitudes des personnages
sont loin de la grandeur antique : «ils bavardent, tricotent, jouent aux
cartes», appartenant donc plus au drame bourgeois. Et leur langage est
simple et même familier.

De flagrants anachronismes sont
habilement introduits, en particulier pour l'évocation de la vie de
Polynice (cigarettes, voitures, bars). On trouve encore d'autres objets
(le fusil, la robe de soirée, le rouge à lèvres, le café et les tartines
qu'apporte la nourrice, les cartes avec lesquelles jouent les gardes,
les menottes), des attitudes (le roi qui se met les mains dans poches),
des gestes (la reine qui tricote), des activités (les gardes dont les
noms, les préoccupations font des caricatures du militaire de carrière,
preuve de l'antimilitarisme d'Anouilh - la mention du «parti»), des
loisirs (les cartes, le bal). Les rites funéraires étant évoqués aussi
avec beaucoup d'anachronisme, Anouilh fait preuve d'un véritable
anticléricalisme. Ainsi, la Grèce d'Anouilh ressemble souvent
étrangement à Paris et à sa banlieue.

On peut reprocher à ces
anachronismes de n'être pas complets. On peut considérer aussi qu'ils ne
sont pas justifiés, n'ajoutant rien au pathétique. Mais ils ont pour
vertu d'humaniser la pièce, de la rendre plus accessible au public du
XXe siècle, tout en préservant son essence.
Intérêt psychologique

Anouilh a-t-il créé des personnages vrais, crédibles, profonds, multidimensionnels, qui évoluent?

Les
personnages appartenant au peuple, comme la nourrice ou les gardes,
sont des personnages de comédie. Ce sont aussi des victimes silencieuses
comme l'est Eurydice qui, chez Anouilh, est dépourvue de toute grandeur
tragique, de raison même.

On peut voir dans la pièce un conflit de générations, entre Créon et les jeunes gens.

Créon
n'a pas le sang d'Oedipe et échappe donc à cette passion de l'absolu
qui voue les membres de cette famille à la fatalité. Jeune homme, il a
peut-être été celui que décrit Antigone avec mépris, qui aurait été
semblable à elle. Il aurait d'abord cru à une vie idéale, mais, l'ayant
jugée impossible, il s'est résigné à un sage bonheur de tous les jours,
qui le rend calme et doux, désabusé et amer («On est tout seul» : on
meurt seul). Il est devenu sceptique : il ne croit ni aux dieux ni aux
grands mots ni à la société (toutes ses attaques ironiques contre elle)
au point qu'on a pu dire de lui que, ne croyant à rien, il est le vrai
anarchiste de la pièce. Mais il est fidèle à une sorte de morale laïque
fondée sur l'honnêteté, sur l'altruisme. C'est pourquoi il fait son
métier de roi, par obéissance à un devoir purement pragmatique, en
connaissant la vanité du pouvoir, en dépouillant sa fonction de toute
espèce de sublime. Il sert l'État, mais en lui refusant tout caractère
sacré (il est l'antithèse d'Oedipe). C'est pourquoi aussi il cherche à
aider sa nièce, qu'il prend le temps d'essayer de la convaincre, avec
une grande habileté de dialecticien et qu'il y parviendrait s'il ne
manquait pas de psychologie, s'il n'allait pas trop loin en lui tenant
un langage paternel, en lui rappelant son enfance, en ne ménageant pas
son orgueil («il n'y a pas longtemps encore tout cela se serait réglé
par du pain sec et une paire de gifles» - «ta première poupée, il n'y a
pas si longtemps») : il ne faut pas humilier l'adversaire qu'on a
vaincu. Surtout, il prononce le mot qu'il ne fallait pas prononcer :
«bonheur». En véritable chef, il se montre d'une fermeté inébranlable
quand la nécessité lui a paru de s'imposer une tâche et, puisque
Antigone s'entête dans son opposition, il la châtie. Il est donc
courageux et le prouve encore quand, la catastrophe le frappant, il n'en
est pas écrasé, mais réagit avec une force tranquille et sans
illusions, qui fait de lui le grand vainqueur de la pièce.

S'opposent à lui les jeunes qui représentent trois degrés dans la détermination :

Ismène,
resplendissante de beauté, est plus âgée et plus réfléchie. Face à la
possédée qu'est Antigone, elle est une raisonneuse ; son vocabulaire est
celui la réflexion, de la pondération, de la compréhension. «Dans cette
famille de fous, elle a fait de la santé mentale son affaire
personnelle» (Steiner) : «Je comprends un peu notre oncle». Toutefois,
sa dernière sortie est ambiguë : elle assure à Créon que c'est elle qui,
le lendemain, se glissera hors de la cité pour aller enterrer Polynice.
Pourtant, elle avait peur de la mort et de la populace autour de la
charrette des condamnés.

Hémon est une sorte de double masculin
d'Antigone mais beaucoup plus conciliant qu'elle : «C'est plein de
disputes, un bonheur». Très jeune, encore adolescent, il n'est pas
encore dégagé de la soumission à l'image du père tout-puissant. Beaucoup
plus faible qu'elle, il l'appelle au secours, mais, finalement, renonce
lui aussi à l'existence.

Antigone est double (peut-être à cause
de l'amalgame qu' a fait Anouilh de l'héroïne antique et du type de la
jeune fille dans son théâtre) et, si elle n'évolue pas vraiment, elle
connaît, dans son affrontement avec Créon, un fléchissement bien net
pour se cabrer à nouveau sur un mot bien précis.

D'un côté, elle
est faible : D'abord, par son aspect physique, celui d'«une maigre jeune
fille» («moineau, tu es trop maigre»), «noiraude, pas belle, pas
coquette et renfermée, que personne ne prenait au sérieux». Petite fille
malgré ses vingt ans, quelque peu infantile («la petite pelle» utilisée
pour recouvrir le corps de Polynice), puérile dans les craintes qu'elle
exprime à sa nourrice avec laquelle elle se fait enfant alors que, peu à
peu, elle aspire à un rôle de mère protectrice, toute-puissante, elle
n'appartient pas au monde des grands.

Elle est héréditairement
orgueilleuse : elle a «l'orgueil d'Oedipe» et Créon ironise : «Le
malheur humain, c'était trop peu. L'humain vous gêne aux entournures
dans la famille. Il vous faut un tête-à-tête avec le destin et la mort.»
Si elle est lointaine, c'est qu'elle se plaît à être tenue à l'écart.
Elle dit d'elle-même qu'elle est «la sale bête, l'entêtée, la mauvaise
et puis on la met dans un coin ou dans un trou». Son aristocratisme est
flagrant : mépris pour la Grèce de carte postale que le commun aime,
mépris pour le peuple à travers les gardes, mépris de la laideur, mépris
de ceux qui se contentent d'une vie de «cuisiniers». C'est donc par
orgueil qu'elle refuse radicalement Ie bonheur individuel, aspiration
vulgaire, commune. Un peu colérique, elle est butée, rejette les
compromis et dit non à ce qu'elle ne comprend pas, ou à ce qu'elle
entrevoit : un bonheur sans surprises.

Adolescente typique, elle
dit « non » au bonheur commun, comme elle dit «non» à la loi sociale
parce qu'elle est celle des adultes, dans une révolte anarchiste contre
tous ceux qui la font obéir depuis son enfance. A-t-elle d'autre raison
d'agir que le sentiment orgueilleux d'un devoir à remplir vis-à-vis de
soi-même?

Elle aspire à la pureté, désir qui est, en fait, fondé
sur un égoïsme foncier. Elle n'est donc pas une Jeanne d'Arc qui
voudrait sauver le monde. Ce qu'elle veut, c'est «tout, tout de suite»,
dans une volonté de toute-puissance irréaliste, typique de
l'adolescence, folle exigence qui est presque comique, mot d'ordre des
enfants gâtés. Elle a la tête gonflée d'illusions, mais doit devenir ce
qu'elle est profondément, jouer le rôle pour lequel elle est faite.

Elle
se montre avide de vie, de bonheur et d'amour quand elle révèle son
goût sensuel pour le matin où elle est allée voir «le jardin qui ne
pense pas encore aux hommes», qui est donc comme l'Éden avant la
création d'Adam, le paradis perdu, un moment où l'être humain, étant
absent, pourrait être oublié. Elle dit qu'elle «aurait bien aimé vivre»,
posséder le monde, et rêve de se régénérer en abolissant le temps.

D'un
autre côté, elle peut paraître forte. Grave et dure, elle «va être
Antigone tout à l'heure, eIle va pouvoir être elle-même», annonce le
Chœur, elle va se déclarer, comme le dit le mendiant d'Électre dans la
pièce de Giraudoux (Électre qui, d'ailleurs, s'oppose à Égisthe de façon
analogue).

Son égoïsme, son orgueil, son aristocratisme, lui
font relever des défis. Elle défie sa nourrice et surtout Créon,
c'est-à-dire la cité, le pouvoir, l'autorité, étant ainsi amenée à
accomplir son destin tragique. Refusant l'usure de la vie, constatant
que la perfection ne lui est pas accessible, sentant qu'on veut la
contraindre à une transaction sans grandeur et à une dégradation
inévitable, elle préfère le désespoir et la mort, qui l'exalte, pour
s'opposer à l'ordre et inquiéter la tranquillité des autres. Créon,
cette fois-ci en bon psychologue, découvre que cette envie de mourir est
la vraie raison qui l'a fait agir. Cette mort, elle la choisit avec
défi : «J'étais certaine que vous me feriez mourir au contraire.»
Certes, sa résistance est faite de blessures, de meurtrissures et
d'effroi, mais elle triomphe : « Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés
et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont faits aux bras,
avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine. »

Dans son
idéalisme, elle se montre intransigeante et même irrationnelle, ne
voulant pas comprendre, ne voulant pas avoir raison, refusant même la
discussion, s'enfermant dans un entêtement aveugle : «Si jeunesse
savait», dit-on, mais Antigone, précisément, ne veut pas savoir. Elle
affirme avec passion l'aspiration à une vie intense et pure où un être,
toutes chaînes rejetées, en révolte face au pouvoir, à l'injustice et à
la médiocrité, s'accomplit absolument sans faire de compromis. Mais cet
absolu est un absolu sans contenu qui ne sait que dire non parce que la
vie et le bonheur ne répondent pas aux rêves d'une enfant.

Atteindrait-elle
plus de maturité et d'humanité en étant amoureuse d'Hémon? Cet amour
n'est jamais exprimé chez Sophocle. Il semblerait, à première vue,
qu'Anouilh fit une interprétation romantique du personnage. Mais
aime-t-elle vraiment Hémon ou n'aime-t-elle pas un Hémon idéal qui
n'existe pas et qui, en tout cas, ne résisterait pas au passage du
temps? Son «amour» ne date-t-il pas de la veille? elle a séduit Hémon en
se déguisant, mais ça s'est terminé par une dispute et elle tique déjà
sur le mot «bonheur» (est-ce qu'on ne refuse pas le bonheur quand on se
sait incapable de le connaître? ne saurait-elle pas, par hasard, qu'elle
ne peut le connaître, qu'elle est frigide? elle dit bien qu'elle ne se
sent pas tout à fait «une vraie femme»). N'est-elle pas allée le voir
pour faire une expérience (perdre sa virginité?) avant de mourir
puisqu'elle sait que c'est à ça qu'elle se voue? Avec Hémon, elle a des
moments de tendresse. Mais, vite, elle se dresse, lui échappe. Quand
elle parle à Créon de son prétendu amour pour Hémon, elle le veut
conforme à sa volonté, elle veut le dominer, elle veut qu'il soit à sa
botte.

Son vrai amour, elle le porte à son frère, Polynice. Mais
ce n'est, comme elle le révèle elle-même dans son seul moment d'abandon,
que la fascination d'une petite fille (étrange soumission de cette
rebelle : «J'étais une fille», en contradiction avec, au début, «Ai-je
assez pleuré d'être une fille !» pour un grand frère qui est un voyou).

Or
c'est quand Créon lui a révélé qui était vraiment Polynice, qu'il lui a
même dit qu'il n'était pas sûr du tout que le corps auquel elle voulait
rendre les rites funèbres soit le sien qu'Antigone vacille, écoute,
acquiesce. Ses rêves puérils d'héroïsme se sont écroulés.

Mais,
comme on l'a déjà vu, Créon commet la maladresse d'évoquer le «bonheur»
qu'elle méprise d'autant plus qu'elle s'en sait incapable, et cela lui
donne l'occasion d'une deuxième révolte qui n'a plus rien à voir avec
les problèmes fondamentaux auxquels elle se référait auparavant : elle
est le résultat d'un retournement psychologique : «Elle recule de façon
hystérique devant la félicité domestique» et décide de «mourir dans
l'immédiat de sa virginité» (Steiner). On pourrait dire aussi qu'elle
voulait mourir, qu'elle voulait être sacrifiée d'abord pour un idéal et
qu'elle se suicide parce qu'elle a perdu cet idéal, parce qu'elle veut
simplement rester fidèle à elle-même, même si c'est absurde comme elle
le reconnaît dans sa lettre à Hémon. Elle avoue qu'elle a voulu mourir,
que Créon avait raison, qu'elle ne sait plus pourquoi elle meurt. Elle
comprend seulement alors «combien c'était simple de vivre». Elle meurt
«pour rien».


Intérêt philosophique

Même si Anouilh a
toujours déclaré qu'il refusait le théâtre à thèse, il n'empêche qu'il a
fait un théâtre d'idées (comme Giraudoux, Sartre, Camus), que sa pièce
illustre une philosophie.

Avant "Antigone", ses thèmes étaient le
déterminisme, l'aristocratisme, l'impossibilité de l'amour. Il montrait
le poids de l'hérédité, du carcan social : tous ses personnages étaient
rigoureusement enfermés dans leur destin. Mais ils appartenaient à une
petite minorité d'élus qui, adolescents plus ou moins attardés,
restaient fidèles au monde pur des rêves de leur enfance, même s'ils
constataient qu'il ne correspondait pas à l'existence réelle, refusaient
les compromissions, s'en prenaient à la médiocrité de ce que les hommes
appellent le bonheur. L'aristocratisme d'Anouilh, qui se manifeste
aussi chez Antigone se traduit par le dégoût pour le peuple qui
étalerait sa sottise et sa cruauté inconsciente lorsqu'un semblant
d'autorité le lui permettrait. Enfin, chez lui, le drame commence
lorsque les héros, qui sont voués par définition à la solitude, croient
pouvoir demander à l'amour la réalisation de leur idéal alors que cet
amour n'est justement réalisable que dans un rêve, conception très
romantique de l'amour et de la mort.

L'affrontement entre Antigone et Créon peut être envisagé à trois plans différents :

Pour
le plan politique, on ne peut manquer de considérer le moment où la
pièce a été composée et représentée. C'est une pièce des années noires,
lorsque la France, qui avait connu la défaite, était à moitié occupée
par les Allemands et soumise au régime de Vichy, dirigé par Pétain, qui
collaborait avec eux.

On a vu qu'Anouilh avait été incité à
l'écrire en août 1942, à la suite de l'attentat commis par un jeune
résistant, Paul Collette, qui tira sur un groupe de dirigeants
collaborationnistes au cours d'un meeting de la Légion des volontaires
français (L.V.F.) à Versailles ; il blessa Pierre Laval et Marcel Déat.
Le jeune homme n'appartenait à aucun réseau de résistance, à aucun
mouvement politique ; son geste était isolé, son efficacité douteuse. La
gratuité de son action, son caractère à la fois héroïque et vain
frappèrent Anouilh, pour qui un tel geste possédait en lui l'essence
même du tragique. Nourri de culture classique, il songea alors à
l'''Antigone'' de Sophocle, qui pour un esprit moderne évoque la
résistance d'un individu face à l'État. Elle avait « été un choc soudain
pour [lui] pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges ». Il
la traduisit, la retravailla et en donna une version toute personnelle.
La nouvelle Antigone est donc issue d'une union anachronique, celle
d'un texte vieux de 2400 ans et d'un événement contemporain.

Avec
ses « petites affiches rouges », on pourrait croire que le dramaturge
faisait allusion à "l'affiche rouge" popularisée par le poème d'Aragon
(mis en musique par Léo Ferré), une affiche de propagande nazie qui
présentait le groupe de résistants de Manouchian (francs-tireurs
partisans qui étaient des immigrants et qui avaient été exécutés comme
s'ils étaient des criminels). Mais elle parut en février 1944, alors
qu'"Antigone" fut créée au tout début de ce même mois et écrite deux ans
auparavant. On peut supposer qu'Anouilh, ayant écrit ce petit texte au
moment de l'édition de la pièce assez longtemps après son écriture,
n'ait gardé qu'un souvenir imprécis de la chronologie.

Quoi
qu'il en soit, il fit d'autres vagues allusions à la Seconde Guerre
mondiale, au fascisme, et la pièce était donc, à sa création en 1944,
une oeuvre d'actualité. Et les questions s'imposent : ne faisait-il pas
d'Antigone le symbole du patriotisme, de la Résistance, de la résitance à
tous les totalitarismes, son « Il faut faire ce que l'on peut » ayant
pu être perçu comme un cri de ralliement plus ou moins «crypté»? en
réhabilitant Créon, ne justifiait-il pas Pétain et le régime de Vichy?
On assiste à un interrogatoire au cours duquel Créon fait des allusions
très claires à la torture, proférant des menaces pour tenter de sauver
Antigone de l'arrêt de mort qui condamne tout opposant à l'interdiction
d'enterrer Polynice, cet interrogatoire pouvant passer pour celui que
subirait un résistant dont on tenterait de sauver la vie, à la condition
qu'il renonce à son acte.

Même si les positions politiques
ultérieures d'Anouilh, et tout son théâtre, plein de personnages
cyniques et désabusés, le situent dans un conservatisme ironique, on
peut postuler qu'''Antigone'' est en fait une réflexion sur les
abominations nées de l'absence de concessions, que ce soit au nom de la
Loi (Créon) ou au nom du devoir intérieur (Antigone). C'est le drame de
l'impossible voie moyenne entre deux exigences aussi défendables et
aussi mortelles, dans leur obstination, l'une que l'autre.

Au-delà
de cette situation particulière, Créon représenterait la politique
elle-même qui est l'art du possible, la «realpolitik», la raison d'État,
l'exercice du pouvoir comme un métier, la soumission du dirigeant à la
loi («Je suis le maître avant la loi. Plus après») et Antigone
incarnerait le refus de toute politique, le refus des lois contingentes
et historiques, l'exigence de liberté, voire l'anarchisme, la crainte du
pouvoir, la révolte.

Sur le plan moral, le conflit entre Créon
et Antigone est d'abord un conflit de générations. On peut même
considérer qu'Anouilh adulte dialogue avec le jeune homme qu'il a été.
L'adolescence, c'est le temps de l'affirmation du moi, de la volonté de
liberté, de l'irrationalité, de l'opposition au monde extérieur, à la
société, aux parents, aux professeurs, aux policiers ; c'est I'âge de la
sensibilité à fleur de peau, de la difficulté de vivre qui est
revendiquée contre le bonheur, même du refus de la vie, en un mot, du «
non ». L'âge adulte est celui de la nécessaire reconnaissance des autres
« mois », des autres libertés, de la prise en considération de
l'humanité, de l'altruisme, de l'acceptation des compromis, des
solutions moyennes, de la recherche du bonheur et de la rationalité.

Le
conflit entre Créon et Antigone est aussi le conflit entre les sexes,
si on en croit des féministes qui rejettent la rationalité qui serait
masculine pour privilégier la sensibilité qui ne serait que féminine.
Antigone incarne justement cette sensibilité, cet égoïsme, cette
irrationalité, cette révolte contre Ies règles, jugées stupides, du
monde adulte, cette difficulté à vivre, ce non absolu qui conduit à la
mort, ce goût de la tragédie. Créon, au contraire, c'est l'adulte à
l'humanité tranquille, qui fait preuve de rationalité, d'intelligence,
de bon sens, d'altruisme, qui n'attend qu'un petit bonheur, qui accepte
le drame, qui dit « oui » à la vie avec ses compromis et ses crimes, qui
maintient l'équilibre entre l'action et la contemplation, sa maturité
qui fait renoncer à l'idéal mais donne à l'être humain toute sa
grandeur.

Sur un plan philosophique, s'opposent droits de la
conscience et raison d'État ; intransigeance et concessions ; passion et
raison ; individualisme (et même solipsisme) et humanisme ; absolutisme
et relativisme ; idéalisme (romantisme, mysticisme et même utopisme,
idée trop parfaite et trop pure du bonheur) et réalisme, nécessités de
l'existence ; révolte et soumission à la condition humaine qui est de
subir le temps.

Ces valeurs antithétiques sont, dans la tragédie
de Sophocle, également défendables, réclament les unes comme les autres
l'exclusivité de leur droit, n'arrivent pas à l'harmonie. Ce qui a fait
dire que «Antigone a tort d'avoir raison tandis que Créon a raison
d'avoir tort», que, sur le plan inférieur, celui de la vie réelle, elle a
tort, tandis qu'elle a raison sur le plan supérieur, celui de l'idéal.
Mais ce n'est pas le cas dans la version d'Anouilh où Antigone a, sans
aucun doute, tort et Créon raison.

Déjà le théâtre de l'absurde?
Il est bien difficile de déterminer pourquoi Antigone choisit de
mourir. Elle dit mourir pour «rien». On a donc pu se demander si Anouilh
n'introduisait pas le public de 1943 dans l'univers de l'absurde, où
l'être humain ne peut plus se raccrocher à quelque certitude, dans un
univers mouvant où, livré à lui-même, il protège son bonheur fragile
contre les assauts de ses insatisfactions et de ses inquiétudes.
Destinée de l'oeuvre

La
pièce fut composée sous sa forme quasi-définitive en 1942, et reçut à
ce moment l'aval de la censure hitlérienne. Sans doute à cause de
difficultés financières, elle ne fut créée que deux ans après, le 4
février 1944, au théâtre de l'Atelier, dans un Paris encore occupé, dans
une mise en scène d'André Barsacq, avec Suzanne Flon dans le rôle
d'Ismène (afin de faire face au froid, elle portait sous sa robe blanche
des pantalons de ski). Elle connut un triomphe, ayant plus de cinq
cents représentations.

Mais elle engendra une polémique, des
réactions passionnées et contrastées. Le journal collaborationniste ''Je
suis partout'' la porta aux nues : Créon est le représentant d'une
politique qui ne se soucie guère de morale, Antigone est une anarchiste
(une « terroriste », pour reprendre la terminologie de l'époque) que ses
valeurs erronées conduisent à un sacrifice inutile, semant le désordre
autour d'elle. Des tracts clandestins, issus des milieux résistants,
menacèrent l'auteur accusé de défendre l'ordre établi en faisant la part
belle à Créon.

Mais simultanément, on entendit dans les
différences irréconciliables entre Antigone et Créon le dialogue
impossible de la Résistance et de la collaboration, celle-là parlant
morale, et celui-ci d'intérêts. L'obsession du sacrifice, l'exigence de
pureté de l'héroïne triomphèrent auprès du public le plus jeune, qui
aima la pièce jusqu'à l'enthousiasme. Les costumes qui donnaient aux
gardes des imperméables de cuir qui ressemblaient fort à ceux de la
Gestapo aidèrent à la confusion. Pourtant, même sur ces exécutants
brutaux, Anouilh ne porta pas de jugement : aussi ne pas juger ces «
auxiliaires de la justice », les excuser même, un an après la rafle du
Vel'd'Hiv pouvait paraître un manque complet de sensibilité - ou la
preuve d'une hauteur de vue qui en tout cas démarquait la pièce de
l'actualité immédiate.

Après une interruption des représentations
en août 1944, due aux combats pour la libération de Paris, elles
reprirent normalement.

Elle fut ensuite à nouveau représentée à
Paris en 1947, 1949 et 1950, mais aussi dès mai 1944 à Bruxelles, en
1945 à Rome, et en 1949 à Londres.

En 1961, Jean Anouilh en donna
une lecture à voix haute enregistrée par Alexandre Caparis :
s'impliquant dans chaque personnage, il captive et émeut